Dans l'enfer de la Divine Comédie de Dante, il y a plusieurs cercles. Je ne se sais pas où il faudrait loger le dernier disque de Helloween avec Michael Kiske, Chameleon, en châtiment des péchés commis. Peut-être au neuvième cercle, dans les marais glacés de Cocyte, accueillant… les traîtres. Trahison (et déception) fut mon sentiment et celui de beaucoup de fans en 1993, face à un disque qui n'avait quasiment plus rien à voir avec l'identité du groupe déjà écornée sur Pink Bubbles Go Ape. Les ventes furent très mauvaises (pour le Helloween de l'époque toutefois car elles dépassèrent les 400 000 exemplaires vendus), la tournée avorta au bout de sept dates après des concerts ratés, de gros problèmes de stabilité mentale d'Ingo Schwichtenberg et une infection de voix (sans doute diplomatique) de Kiske. Les deux seront limogés du groupe rapidement et Kiske en tiendra une hostilité définitive envers Weikath. Plus dramatiquement, Ingo Schwichtenberg, en proie à la schizophrénie et aux problèmes de drogue, se suicidera en 1995. C'est dire le contexte.
Un disque qui porte bien son nom
Assurément Chameleon n'est pas un bon disque et cela explique qu'il soit totalement renié par le groupe. Mais il a bien au moins une qualité principale : son titre annonce la couleur. À l'écoute des douze morceaux proposés, on a l'impression que le groupe a voulu détruire son identité, sans toutefois chercher forcément à vouloir en reconstruire une autre, stable. Cela explique peut-être l'indigence d'un artwork réduit à quelques couleurs sur un fond blanc : une tentative artistique qui verrait un peintre jeter quelques idées disparates sur une toile blanche, en espérant que les couleurs associées trouveront bon gré mal gré une certaine unité. C'est loin d'être le cas ici et l'incohérence musicale est poussée encore plus loin que sur Pink Bubbles Go Ape. Toutefois à la différence de ce dernier, Chamelon est très bien produit. Tommy Hansen s'est surpassé.
L'implication du producteur bien différente de l'attitude de Tsangarides sur Pink Bubbles Go Ape, explique que le groupe ait profité d'un contexte propice pour effectuer un gros travail. Car si le disque n'a pas de direction claire, il profite d'un gros effort de composition et d'arrangement. Et de tous, cette fois. Weikath a repris un peu de couleur et compose un tiers du disque, soit quatre titres. S'il y a une vague filiation sur ce Chameleon avec le passé de speed mélodique du groupe, c'est en partie grâce à Weikath. L'exhumation d'une de ses vieilles compositions refusée par Hansen à cause de ses paroles niaises, « First Time », permet une ouverture de disque dynamique. Malgré un côté plus « hard rock » que « heavy » dans la production, ce titre rapide et « helloweenien » m'avait fait espérer à l'époque un certain retour aux sources. Las, il n'en sera rien. Il faudra attendre le somptueux « Giants » (toujours de Weikath), pour retrouver la verve de jadis.
Car dès le second titre très mélodique et truffé de cuivres, « When The Sinner », l'auditeur ne retrouve plus son Helloween, mais plutôt un groupe de hard mélodique, limite FM. Ok : c'est très bien chanté et interprété et la clarinette est très bien venue, mais aucune chatte n'y retrouverait ses petits. Ce morceau composé par Kiske est bien représentatif de nouveaux goûts du chanteur qui se tournait alors de plus en plus vers la pop. La ballade acoustique de Grapow « I Don't Wanna Cry More », gentillette au possible, est d'un intérêt relatif. Le fond est cependant touché avec la pseudo-berceuse « Windmill », railleusement rebaptistée « Windshit » par un Ingo Schwichtenberg exécrant avec raison ce titre composé de manière inattendue par Weikath (qui le revendique toujours haut et fort).
Plus qu'un mauvais disque, un disque hors sujet à l'époque
Pourtant toutes les autres chansons de ce Chameleon sont loin d'être un si piètre acabit : malgré l'abondance des ballades (quatre au total) et la durée excessive du disque qui le rend vite ennuyeux (71 minutes), on y trouve de bonnes choses. Au milieu de ce bazar on fera l'impasse sur le pseudo hard mélodique FM de « Step Out Of Hell » qui sonne comme un sous-Dokken ou sur un hard rock 'n' roll incongru comme « Crazy Cat » malgré ses cuivres rigolos. « Revolution Now » de Weikath est plus intéressante, bien que l'influence hard 70 soit un peu écrasante et trop marquée pour Helloween. La citation du « San Francisco » de John Philipps sur le break est toutefois plaisante. Dans un genre « hard seventies », « Music » est convenable, bien que le morceau soit trop lent et long. L'épique « Believe » de Kiske me semble mieux tenir la route bien que son break heavy se fasse un peu attendre. On remarquera l'apparition d'un orgue d'église et de chœurs d'enfants pour un résultat… satisfaisant. Kiske est plus à l'aise encore sur la ballade de clôture, « Longing », où il se montre très en verve.
En disséquant un par un les morceaux de ce Chameleon, on se rend compte que rares en sont les compositions franchement catastrophiques. La plupart tiennent plutôt la route, en partie grâce au chant toujours excellent de Kiske. Mais le refus d'interpréter du speed mélodique et l'incapacité à aller dans une direction claire, ne pouvait qu'entraîner une chute soudaine de popularité. Alors que Megadeth sortait Countdown To Extinction et Anthrax Sound Of The White Noise, pendant que Nirvana et Soundgarden bousculaient les charts, la musique du nouvel Helloween, vaguement FM, vaguement seventies, apparaissait encore bien plus décalée que celle de Gamma Ray.
Weikath prit avec son élégance coutumière la décision qui s'imposait sans doute : il limogea le malheureux Ingo et l'égocentrique Kiske et embaucha pour les remplacer Uli Kusch et un vieil ami, Andi Derris, pour relancer un bateau en plein nauvrage. Il était temps. Mais, malgré les efforts de Weikath et de Deris, jamais le groupe ne se rétablira au point de retrouver sa popularité de la fin des années 90. Il y a des plaies qui ne se cicatrisent pas si facilement. Voire jamais.
Baptiste (4/10 si on le remet dans le contexte de la carrière du groupe, plus si on veut en faire abstraction)
EMI / 1993
Tracklist (71:15) : 1. First Time 2. When The Sinner 3. I Don't Wanna Cry No More 4. Crazy Cat 5. Giants 6. Windmill 7. Revolution Now 8. In The Night 9. Music 10. Step Out Of Hell 11. Believe 12. Longing